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samedi 6 décembre 2014

Le conte de Rhampsinite

D'après : Histoires, Euterpe (livre II), Hérodote, traduit par P. Giguet - Librairie de L. Hachette et Cie - 1860.


1. Selon les prêtres, à Protée succéda Rhampsinite, qui laissa comme monument le portique du temple de Vulcain, qui regarde l'ouest. En face du portique, il érigea deux statues hautes de vingt-cinq coudées; les Egyptiens appellent Eté celle qui est placée au nord; Hiver celle du midi; ils adorent la statue de l'été et lui rendent des honneurs; ils font le contraire à l'autre. Ce roi posséda une immense somme d'argent, telle qu'aucun de ceux qui lui ont succédé n'a pu la surpasser ni même l'atteindre. Or, il voulut thésauriser en toute sécurité; il fit donc bâtir en pierres de taille une chambre dont l'un des murs était une partie de l'enceinte du palais; de son côté, le constructeur, complotant contre ses richesses, imagina de disposer l'une des pierres du mur de telle sorte que deux hommes, ou même un seul, pussent facilement l'ôter. Dès que la chambre fut achevée, le roi y déposa ses trésors; le temps s'écoula, et le constructeur, étant près de la fin de sa vie, appela ses fils (car il en avait deux) et leur raconta comment, dans sa prévoyance pour eux, et afin qu'ils eussent abondance de biens, il avait usé d'artifice en bâtissant le trésor du roi. Après leur avoir clairement expliqué comment on pouvait enlever la pierre, il leur en donna les dimensions, et leur dit que, s'ils ne les oubliaient pas, ils seraient les intendants des richesses royales. Il mourut, et les jeunes gens ne tardèrent pas à se mettre à l'œuvre; ils allèrent la nuit autour du palais; ils trouvèrent la pierre de la chambre bâtie en dernier lieu; ils la firent mouvoir aisément, et ils emportèrent une somme considérable.

2. Lorsqu'il arriva au roi d'ouvrir cette chambre, il fut surpris de voir combien il manquait de vases à son trésor; il n'y avait personne à accuser; les sceaux étaient intacts et la chambre fermée. Comme, à deux ou trois reprises, le nombre lui en parut diminuer toujours (car les voleurs ne se lassaient pas de piller), il prit ce parti : il ordonna que l'on fabriquat des piéges et qu'on les plaçat autour des vases qui contenaient son argent. Les voleurs vinrent, comme depuis le commencement; l'un d'eux entra, s'approcha d'un vase et soudain fut pris au piége. Il comprit aussitöt dans quel malheur il était tombé; il appela donc son frère , lui apprit l'accident et lui enjoignit d'entrer au plus vite. "Coupe-moi la tête, ajouta-t-il, quand l'autre fut près de lui; car, si je suis vu et reconnu, je te perds en même temps que moi". Le frère sentit qu'il avait raison, et il suivit son conseil, puis, ayant rajusté la pierre, il s'en fut à sa maison avec la tête du défunt.

3. Au point du jour, le roi se rendit à son trésor, et fut stupéfait d'y trouver, dans le piége, le corps du voleur sans sa tête; la chambre n'offrait aucune marque d'effraction, et l'on n'y apercevait ni entrée ni sortie. Dans l'incertitude où le jeta une telle aventure, il imagina un nouvel expédient : il fit suspendre,le long du mur, le corps du voleur, et, plaçant à l'entour des gardes, il leur commanda de saisir et de lui amener quiconque ils verraient pleurer ou gémir. Pendant que le corps était suspendu, la mère, terriblement exaspérée, s'entretenait avec son fils survivant; elle finit par lui prescrire de s'ingénier, de délier le cadavre comme il pourrait, et de l'apporter en sa demeure, le menaçant, s'il n'obéissait pas, de le dénoncer au roi comme le détenteur de ses richesses.

4. Comme sa mère le pressait durement, et qu'il ne gagnait rien sur elle, malgré ses nombreuses instances, il eut recours à ce stratagème : il bâta des ânes; puis, ayant rempli de vin des outres, il les chargea sur les ânes, qu'ensuite il poussa devant lui. Or, quand il fut en présence des gardes, auprès du corps suspendu, il tira à lui deux ou trois queues d'outres et les dénoua pendant qu'elles vacillaient; le vin alors de couler, et lui de se frapper la tête à grands cris, comme s'il n'eût su vers quel âne d'abord courir. Les gardes cependant, à l'aspect du vin coulant à flots, se précipitèrent sur le chemin avec des vases pour en recueillir, comme s'il ne se répandait qu'à leur profit. L'homme feignit contre eux tous une grande colère; il les accabla d'injures; ensuite, voyant qu'ils le consolaient, il fit semblant de s'adoucir et de laisser tomber son courroux. Finalement, il poussa ses ânes hors du chemin et rajusta le chargement, tout en se prenant à causer avec les gardes; l'un de ceux-ci le plaisanta et s'efforça de le faire rire; en récompense il leur donna une outre. Ils se couchent aussitôt et ne songent plus qu'à se divertir, s'écriant : "Assieds-toi; reste à boire avec nous." Il se laisse persuader et demeure avec les gardes, qui lui prodiguent des marques d'amitié; il ne tarde pas à leur donner une seconde outre. A force d'user de ce breuvage libéralement offert. les gardes s'enivrèrent complétement, et ils s'endormirent au lieu même où ils avaient bu. L'homme saisit le moment, et, la nuit étant venue, il délia le corps de son frère, puis, pour les outrager, il rasa la joue droite de chacun des gardes, chargea le cadavre sur ses ânes et reprit son chemin, ayant exécuté les ordres de sa mère.

5. Le roi, lorsqu'on lui apprit que le corps du voleur ayait été enlevé, en fut irrité au dernier point, et voulant de toute manière que celui, quel qu'il fût, qui avait été si habile, fût découvert, il prit, dit-on, des mesures à mon avis tout à fait incroyables : il envoya sa fille dans une maison de débauche; il lui commanda d'accueillir pareillement tous les hommes, et, avant de se livrer à eux, de les contraindre à lui raconter ce que, dans leur vie, ils avaient fait de plus artificieux et de plus criminel. Celui de qui elle entendrait quelque récit se rapportant aux vols qui avaient été commis, il lui était enjoint de le saisir si bien qu'il ne pût échapper. Tandis qu'elle se conformait aux injonctions de son père, le voleur apprit dans quel but elle menait une telle conduite, et, résolu à vaincre le roi en artifices, il coupa, près de l'épaule, le bras d'un cadavre encore frais , il le plaça sous son manteau, il entra où était la fille du roi, et, lorsqu'elle lui fit la même question qu'aux autres, il lui raconta ce qu'il avait fait de plus criminel; que son frère, dans le trésor du roi, ayant été pris au piége, il lui avait tranché la tête; que, plus habile que les gardes, ils les avait enivrés et avait délié le cadavre suspendu de son frère. Celle-ci, dès qu'il eut achevé, le saisit; mais, dans l'obscurité, le voleur lui avait tendu le bras du mort; elle le prit, croyant tenir le bras de cet homme, mais il le lui abandonna, gagna la porte et s'enfuit.

6. Lorsque l'on rapporta au roi toutes ces choses, il fut frappé de l'adresse et de l'audace de l'homme. Enfin il envoya dans toutes les villes, et fit proclamer qu'il lui accorderait impunité et bon accueil s'il se présentait devant lui. Le voleur vint plein de confiance; Rhampsinite l'admira grandement et lui donna sa fille en mariage, comme au plus ingénieux des hommes, estimant que les Egyptiens l'emportaient sur les autres mortels, et lui sur les Egyptiens.